samedi 15 novembre 2014

Asie

Prologue

Benoît se réveilla. Il avait tremblé toute la nuit, pris dans un sommeil malade, le corps serré dans une étreinte fiévreuse et glaçante. Des cauchemars l’avaient perturbé. Il ne savait plus donner de sens à la réalité ou du moins à ce qu’il croyait réel. Mais désormais c’était terminé.
 

Il se leva et avança avec peine jusqu’au sofa où des magazines étaient étalés. Il en prit un et le feuilletta, agenouillé sur le tapis, les coudes enfoncés dans le cuir épais. Des voitures. Des tableaux de performance remplis de chiffres puissants, des photos à l’adrénaline. Benoît se rappela alors qu’il était chez quelqu’un d’autre et il rajusta son pyjama débraillé. La sueur refroidie rendait son corps collant. Il se sentait lourd et cotonneux, reposé mais lourd comme une enclume et il avait l’impression de respirer à travers des éponges.
 

On frappa à la porte. Un son clair sur le panneau de bois mince et léger.
 

- Sabaydi ! fit un jeune homme en entrant rapidement. Did you sleep well ?
 

Il était asiatique. Il portait un pantalon à pinces et une chemise blanche.
 

Benoît adopta un air ennuyé devant l’intrus mais il était surtout trop peu lucide pour répondre. L’homme n’attendit pas sa réponse et traversa la pièce pour aller allumer un ordinateur de bureau. Il avait ouvert des rideaux en grand et entrouvert une porte-fenêtre. Aveuglé, Benoît se sentit encore plus désorienté. Assis devant l’écran, l’Asiatique se balançait désormais sur son siège en l’observant, pendant que la machine soufflait et crachotait.
 

- It seems like you didn’t, lança-t-il finalement avec un petit rire. The others are having their breakfast. You can go join them.
 

Puis il se concentra sur l’écran. Benoît enfila son pull par-dessus le pyjama de provenance inconnue, mit ses chaussures et sortit.
 

Le début
 

Un homme assez jeune entra dans le café. Mince ou plutôt maigre avec les traits tirés. Il avait une peau mate que la chaleur humide rendait luisante, comme tous les habitants de la ville à vrai dire.
 

C’était le milieu du jour mais le ciel était gris et bas. C’était la saison des pluies. Un temps à attendre quelque chose. Tous les clients du bar semblaient attendre. Ca s’entendait à leur silence presque parfait, brisé de temps à autre par un murmure. Ca se voyait à leurs gestes répétitifs. Remuer le contenu de sa tasse ou de son verre. Quelques remous dans le liquide noir, ambre ou incolore, puis le calme plat. Boire une minuscule gorgée. Puis reposer. Jeter un coup d’œil fatigué vers une autre table.
 

Vers une paire de jambes nues — la même paire que lorgnaient tous les hommes de la pièce. Vers le patron en pleine discussion avec le nouveau venu — le seul à ne pas s’être assis. Ou même, vers le vieux tailleur appuyé sur sa canne — mais il fallait alors être discret.
 

Puis se détourner. Etirer ses jambes sous la table. Plus tard, peut-être, quand un souffle d’air venu de la rue ranimerait un peu l’assistance, sortir une cigarette et l’allumer.
 

« Krung Thêp – Golden Temple » : aussi loin que j’allâs, les cigarettes locales me faisaient voyager encore plus loin. Elles prolongeaient le séjour et me dépaysaient encore plus. Foutaise, eût répondu un médecin. Il était incroyable de voir les chemins raffinés qu’empruntait la drogue dans nos cerveaux pour se rendre aimable. Une drogue a un pouvoir de conviction tout-terrain.
 

Mais qu’est-ce que c’était bon. J’aspirai voluptueusement et jetai l’allumette dans le cendrier parsemé de mégots, de chewing-gums roses et de glaires. Encore un peu de plaisir de gagné.
 

Dans la salle il y avait des travailleurs fatigués, des vieillards et des Blancs. Ceux-ci étaient quatre : une mère et sa fille, le jeune un peu maigre — qui marchait à présent vers ma table — et moi. La plupart des clients étaient là depuis plusieurs heures. Buvant, suant, se reposant. Ils attendaient un changement de climat.
 

- Vous êtes là depuis longtemps ? me demanda-t-il après s’être assis.
 

- Comment ça, « là » ? Dans la ville ? Dans le pays ?
 

- Ici, à Udon.
 

Il avait dit ça sur un ton sûr de lui. « Udon » au lieu de « Udon Thani », pour ne pas passer pour un backpacker studieux. Ses yeux cernés avaient quelque chose d’un peu hagard. Sans doute n’avait-il pas encore pris le rythme local. Sous ce climat, un Occidental pressé s’épuisait rapidement.
 

- Deux mois. Je travaille pour une boîte de télécoms. Et vous, vous êtes ici pourquoi ?

- Un article. Un reportage. Un sujet un peu rapide, pour un magazine français.
 

- Oui, j’avais compris que vous étiez français, dis-je en riant. Et donc vous êtes journaliste. Hmm, d’accord.
 

Ca ne faisait pas des lustres que j’étais en Thaïlande mais j’avais l’impression de les connaître par cœur, les conversations entre voyageurs. Dans chaque ville, ils se retrouvaient entre eux et sortaient ensemble. Les touristes les plus anxieux se tombaient dans les bras. Les touristes « baroudeurs » se détestaient mais adoraient s’en mettre plein la vue. Les hommes d’affaires en court séjour étaient ultrarapides, invisibles et donc muets. Il y avait enfin les professionnels qui venaient pour une mission d’une certaine durée — entrepreneurs, ingénieurs, médecins, journalistes, humanitaires. Ils formaient une sorte d’élite au sein des baroudeurs. Plus méprisants envers leurs semblables, plus frimeurs, et sur un autre plan, l'estomac dévasté par les amibes.
 

Je n’avais pas envie d’une enième discussion pleine de regards entendus, de blagues cyniques et de réflexions désabusées. J’étais devenu hermétique à tant d’hermétisme.
Mais j’appréciai vite Frédéric. Il ne chercha pas d’entrée à être amical. Je crus que ça lui était égal. Il n’évoqua ni son travail, ni le pays où nous étions. Nous allâmes dîner dans le quartier des Livres et dès que nous fûmes attablés, il me parla de Lise.