samedi 15 novembre 2014

Asie

Prologue

Benoît se réveilla. Il avait tremblé toute la nuit, pris dans un sommeil malade, le corps serré dans une étreinte fiévreuse et glaçante. Des cauchemars l’avaient perturbé. Il ne savait plus donner de sens à la réalité ou du moins à ce qu’il croyait réel. Mais désormais c’était terminé.
 

Il se leva et avança avec peine jusqu’au sofa où des magazines étaient étalés. Il en prit un et le feuilletta, agenouillé sur le tapis, les coudes enfoncés dans le cuir épais. Des voitures. Des tableaux de performance remplis de chiffres puissants, des photos à l’adrénaline. Benoît se rappela alors qu’il était chez quelqu’un d’autre et il rajusta son pyjama débraillé. La sueur refroidie rendait son corps collant. Il se sentait lourd et cotonneux, reposé mais lourd comme une enclume et il avait l’impression de respirer à travers des éponges.
 

On frappa à la porte. Un son clair sur le panneau de bois mince et léger.
 

- Sabaydi ! fit un jeune homme en entrant rapidement. Did you sleep well ?
 

Il était asiatique. Il portait un pantalon à pinces et une chemise blanche.
 

Benoît adopta un air ennuyé devant l’intrus mais il était surtout trop peu lucide pour répondre. L’homme n’attendit pas sa réponse et traversa la pièce pour aller allumer un ordinateur de bureau. Il avait ouvert des rideaux en grand et entrouvert une porte-fenêtre. Aveuglé, Benoît se sentit encore plus désorienté. Assis devant l’écran, l’Asiatique se balançait désormais sur son siège en l’observant, pendant que la machine soufflait et crachotait.
 

- It seems like you didn’t, lança-t-il finalement avec un petit rire. The others are having their breakfast. You can go join them.
 

Puis il se concentra sur l’écran. Benoît enfila son pull par-dessus le pyjama de provenance inconnue, mit ses chaussures et sortit.
 

Le début
 

Un homme assez jeune entra dans le café. Mince ou plutôt maigre avec les traits tirés. Il avait une peau mate que la chaleur humide rendait luisante, comme tous les habitants de la ville à vrai dire.
 

C’était le milieu du jour mais le ciel était gris et bas. C’était la saison des pluies. Un temps à attendre quelque chose. Tous les clients du bar semblaient attendre. Ca s’entendait à leur silence presque parfait, brisé de temps à autre par un murmure. Ca se voyait à leurs gestes répétitifs. Remuer le contenu de sa tasse ou de son verre. Quelques remous dans le liquide noir, ambre ou incolore, puis le calme plat. Boire une minuscule gorgée. Puis reposer. Jeter un coup d’œil fatigué vers une autre table.
 

Vers une paire de jambes nues — la même paire que lorgnaient tous les hommes de la pièce. Vers le patron en pleine discussion avec le nouveau venu — le seul à ne pas s’être assis. Ou même, vers le vieux tailleur appuyé sur sa canne — mais il fallait alors être discret.
 

Puis se détourner. Etirer ses jambes sous la table. Plus tard, peut-être, quand un souffle d’air venu de la rue ranimerait un peu l’assistance, sortir une cigarette et l’allumer.
 

« Krung Thêp – Golden Temple » : aussi loin que j’allâs, les cigarettes locales me faisaient voyager encore plus loin. Elles prolongeaient le séjour et me dépaysaient encore plus. Foutaise, eût répondu un médecin. Il était incroyable de voir les chemins raffinés qu’empruntait la drogue dans nos cerveaux pour se rendre aimable. Une drogue a un pouvoir de conviction tout-terrain.
 

Mais qu’est-ce que c’était bon. J’aspirai voluptueusement et jetai l’allumette dans le cendrier parsemé de mégots, de chewing-gums roses et de glaires. Encore un peu de plaisir de gagné.
 

Dans la salle il y avait des travailleurs fatigués, des vieillards et des Blancs. Ceux-ci étaient quatre : une mère et sa fille, le jeune un peu maigre — qui marchait à présent vers ma table — et moi. La plupart des clients étaient là depuis plusieurs heures. Buvant, suant, se reposant. Ils attendaient un changement de climat.
 

- Vous êtes là depuis longtemps ? me demanda-t-il après s’être assis.
 

- Comment ça, « là » ? Dans la ville ? Dans le pays ?
 

- Ici, à Udon.
 

Il avait dit ça sur un ton sûr de lui. « Udon » au lieu de « Udon Thani », pour ne pas passer pour un backpacker studieux. Ses yeux cernés avaient quelque chose d’un peu hagard. Sans doute n’avait-il pas encore pris le rythme local. Sous ce climat, un Occidental pressé s’épuisait rapidement.
 

- Deux mois. Je travaille pour une boîte de télécoms. Et vous, vous êtes ici pourquoi ?

- Un article. Un reportage. Un sujet un peu rapide, pour un magazine français.
 

- Oui, j’avais compris que vous étiez français, dis-je en riant. Et donc vous êtes journaliste. Hmm, d’accord.
 

Ca ne faisait pas des lustres que j’étais en Thaïlande mais j’avais l’impression de les connaître par cœur, les conversations entre voyageurs. Dans chaque ville, ils se retrouvaient entre eux et sortaient ensemble. Les touristes les plus anxieux se tombaient dans les bras. Les touristes « baroudeurs » se détestaient mais adoraient s’en mettre plein la vue. Les hommes d’affaires en court séjour étaient ultrarapides, invisibles et donc muets. Il y avait enfin les professionnels qui venaient pour une mission d’une certaine durée — entrepreneurs, ingénieurs, médecins, journalistes, humanitaires. Ils formaient une sorte d’élite au sein des baroudeurs. Plus méprisants envers leurs semblables, plus frimeurs, et sur un autre plan, l'estomac dévasté par les amibes.
 

Je n’avais pas envie d’une enième discussion pleine de regards entendus, de blagues cyniques et de réflexions désabusées. J’étais devenu hermétique à tant d’hermétisme.
Mais j’appréciai vite Frédéric. Il ne chercha pas d’entrée à être amical. Je crus que ça lui était égal. Il n’évoqua ni son travail, ni le pays où nous étions. Nous allâmes dîner dans le quartier des Livres et dès que nous fûmes attablés, il me parla de Lise.



jeudi 30 octobre 2014

La barrière

Ci-dessous, un texte que j'ai écrit en 2002 et que je viens de redécouvrir. A suivre...


Une barrière. Sur une route mauvaise, dans une vaste étendue baignée par le soleil. Cà et là, des cactus. Une barrière en bois, peinte en blanc avec des rayures rouges. Le prototype de la barrière, un symbole international. A côté, une cabane en bois. Devant la porte de la cabane, un homme patibulaire, mal rasé. Le garde-frontière. Probablement latino-américain, mexicain peut-être. Pas fondamentalement méchant, mais mal payé, donc effectuant son travail extraordinairement ennuyeux avec une perpétuelle aigreur.

En période de travail normale, le dénommé Sanchez voyait passer en moyenne un homme par semaine. Il pouvait alors installer dans l’entrée de sa cabane un fauteuil confortable. S'y installer avec précaution, pour ne laisser dépasser à l’extérieur que ses pieds nus. Et passer les heures les plus chaudes de la journée à écouter la radio. Les programmes de musique classique de Radio Libertad 3, qui émettait de huit heures à dix-huit heures, soit précisément les heures les plus chaudes. Il positionnait son siège de façon à garder les pieds à l’ombre du petit auvent, tout en recevant la voluptueuse caresse du vent chaud. Lorsque le soleil tournait, il devait se lever pour reculer son fauteuil. Il en profitait, car c’était alors l’heure du déjeuner, pour réchauffer un bol de potage épicé. Il l'accompagnait de pain blanc et d’une bière glacée.


Pour que le temps passe plus vite, il relisait souvent de vieilles BD des années 70. Son prédécesseur les avait laissées là. Il était mort de vieillesse à son poste. La guerre entre les deux petits pays remontait alors déjà à une dizaine d'années. Lors de l'armistice, les gouvernements avaient oublié, en redessinant les cartes, quelques kilomètres carrés de désert. La zone où Sanchez officiait actuellement. Cette petite poussière de territoire était donc entrée dans un oubli complet. Notre garde-frontière était le seul à l’ignorer, à l'exception du fonctionnaire ennuyé qui lui avait indiqué son affectation. Il l’ignorait toujours car il n’écoutait pas les informations.


Depuis quelques temps, l'existence organisée de Sanchez était bouleversée. Le dernier individu à avoir voulu passer n’était pas en possession d'un visa. Le gardien de l’intégrité territoriale, d’habitude peu regardant, avait été intrigué par cet individu, arrivé au volant d’une camionnette dont les baffles, poussées à fond, faisaient tressauter la faune et la flore du désert sur des rythmes de goa et de house frénétique. Le nouveau venu, le visage impassible, n’avait pourtant pas l’allure d’un touriste en quête de substances.


Mais ses papiers n’étaient pas en règle. Donc il ne passerait pas. Devant la dureté de la règle, l’étrange voyageur s’était fait une raison. Après une période de flottement, il avait ouvert l'arrière de son véhicule. Il en avait sorti une petite table, un tabouret pliant et un parasol. Puis il avait installé un ordinateur portable sur ce bureau de fortune. Depuis, il n’en bougeait presque plus. Ses mains couraient sur le clavier à longueur de journée. Sanchez était quelque peu soucieux de son apparence, de l'image qu'il donnait de son pays, face à cet étranger. Il avait même pensé se mettre en faction, debout, le visage martial. Mais le pire était ailleurs : il n'avait pas de consignes. Aucun ordre écrit indiquant comment traiter ce genre de cas.


Cela faisait désormais deux jours entiers que cela durait et le garde-frontière n’en pouvait plus.


* * *

De grosses gouttes de sueur coulaient sur un front rougi. Elles s’abattaient sur la table et le clavier de l’ordinateur. En dehors du cercle d’ombre formé par le parasol, le sol était d’une blancheur aveuglante. L'homme gardait les yeux fixés sur l’écran. Les icônes étaient en train de s’afficher, un à un. Le feulement intermittent de la machine était le seul son, hormis le vent.

Mais le vent n’était pas un son remarquable, ici. Le désert était le vent. Il s’apparentait au tic tac d’une pendule, que le voyageur finissait par ne plus entendre. Sauf lorsqu'il s'y égarait, seul et sans ressource. Le désert déployait alors l'immense toile de ses pièges.


Mais tous ces dangers, l'homme à l'ordinateur était loin de s'en soucier.


De longs instants s’écoulèrent.


Le poste de garde de Sanchez constituait un point de repère stable. Une enclave de civilisation et de bureaucratie soupçonneuse, dans un milieu inhumain. Le visiteur n’était pas autorisé à franchir la barrière, mais il s’en contentait.


La chaleur devait perturber le fonctionnement de sa machine. Il dut faire plusieurs essais. Elle finit par réussir un démarrage complet et il lança l’accès au réseau.


C’était une toile flexible, déformable à volonté. Ses nœuds étaient fixés sur des lieux terrestres, mais nous pouvions déplacer ceux-ci sans rien modifier au fonctionnement du système. En mettant en marche le téléphone cellulaire, il venait d’installer un nœud – celui qu'il s'était attribué – dans un espace que plus aucune carte géographique ne recensait.


Il vit s’afficher la page d’accueil colorée de son fournisseur d’accès. Celui-ci le saluait par son nom, lui souhaitait la bienvenue et lui proposait, au choix, de dialoguer avec des amis du monde entier, de jouer au flipper, de consulter les cotations boursières ou de commander un repas chez un traiteur asiatique. Le haut de l’écran était occupé par une publicité pour les couvertures chauffantes Vectra, « pour les seniors qui aiment être dorlotés ». Un sourire coquin s’étirait à côté du message. Il quitta la page et se dirigea vers le sous-réseau protégé qu'il recherchait.


* * *

C’était la fin d’après-midi. Depuis environ une heure, Herbert (c'était ainsi que l'étranger se faisait appeler, dans son pays) était rentré dans sa camionnette. Il devait y cuire comme un homard dans une marmite. Sanchez en avait profité pour rentrer se relaxer un peu. A cette heure, la lumière changeait, l’astre du jour baissait et éclairait le désert latéralement. Le sable, la cabane, les objets acquéraient un relief que le marteau-pilon du soleil de midi ne tolérait pas. L’intensité, aussi, était moins forte. L’œil pouvait se reposer.


Pour offrir à ses oreilles un peu de volupté, le brave homme alluma son poste, sans toucher au réglage de fréquence. Un quatuor à cordes entra dans la cabane avec douceur. Le garde-frontière ferma les yeux quelques instants.


Le son du concerto baissa, pour laisser place à un bref bulletin d’information. Sanchez releva la tête en maugréant, surpris. Il tritura le bouton, mais il était bien sur sa station habituelle. C’était étrange, il avait dû se passer quelque chose de grave. Il se redressa et rapprocha sa chaise de la table en bois où était posée la radio. Le journaliste, un homme à la voix chuintante et au débit sec de la capitale, n’évoqua pourtant rien d’incroyable. Le résultat des élections municipales dans un district voisin du sien. Les prouesses réalisées par une équipe de sauveteurs en mer, lors du naufrage d’un cargo. Du football. Sanchez se détendit, sentant venir la fin de cette interruption intempestive. Il referma les yeux paisiblement, accompagné dans sa rapide torpeur par la voix du présentateur : « … et nous apprenons à l’instant, senoras y senores, qu’un battement d’ailes de papillon a eu lieu dans les jardins d’un château situé dans l'Ouest de la France. Le papillon a disparu sans que l’on ait pu en savoir davantage à son sujet… »


* * *
 

Pendant que Sanchez s'abandonnait à la paresse, son invité surprise, depuis les fins fonds du désert, communiquait avec le monde. Herbert avait posté trois courts messages sur des forums de discussion. D'abord sur le newsgroup francophone « Cuisine périgourdine », sous le pseudo « Francis B.» : « Patou, j'ai tenté ta recette de confit aux prunes. Un désastre ! :-))) Il y a même eu un incendie dans ma cuisine ! Décidément je ne suis pas doué pour les saveurs du Sud-Ouest. Je pense que c'est la faute aux girolles. Il paraît que les éleveurs d'oies de Montaillac la Forestière donnent des cours de cuisine pas chers. Ca tombe bien, j'aurais eu du mal à débrouiller tout seul ! LOL + MDR. Merci pour tout. »

Puis sur un forum au thème voisin, « Cuisine normande », sous le pseudonyme « Dionysos » : « A tous les cyber-gourmands ! Le pique-nique commémoratif organisé sur Utah Beach le 6 juin dernier a été un vrai succès ! Nous avons parlé du bon temps, dégusté d'excellentes tartes et projeté de nous revoir. Si nos bons plans vous intéressent, contactez-moi par courriel. A bientôt ! »


Enfin, sur le forum singapourien anglophone « Asian Electro Addicts », il avait écrit sous le même surnom : « Salut à tous. La dernière livraison de Chumpak Silaponkorn, « Blue Lotus », est une pure merveille. Notre petit DJ thaïlandais survolté a frappé un grand coup en remplaçant le classique rythme de basses par un suite non circulaire de chants de baleines, retravaillée en infrasons. Finies les cadences répétitives de la fin du XXe siècle ! Vive le rythme fractal ! Long life to spiritual music... »


Cette suite apparemment décousue avait un sens. Dans le plus grand secret, Herbert venait de faire son travail. En refermant l'écran de sa machine, il se sentait nerveux. Il savait que, quelque part sur la planète, les mots qu'il venait d'écrire auraient des conséquences. Les deux premiers messages étaient cryptés. Sur des forums innocents et destinés au grand public, ses mystérieux amis pourraient s'informer avec précision de sa situation. Le premier était véridique et destiné aux bonnes personnes. Le second était un leurre. Le troisième était réellement innocent : Herbert adorait le DJ dont il parlait.



jeudi 23 octobre 2014

Le tumulus - Au-delà des nuages, extraits #8

Résumé des épisodes précédents : désormais bien installée et acceptée dans le village de San Lucas, l'équipe de chercheurs du professeur Chéron fouille depuis plusieurs jours le site d'un ancien tumulus des Indiens merimas. Les légendes inquiétantes dont le chaman Juan leur fait le récit passionnent l'anthropologue mais inquiètent Gabriel, son interprète.


Il y eut un moment de flottement. Sur un geste du chef, Sebastián ordonna aux ouvriers de s'arrêter. Ils se concertèrent à mi-voix puis le jeune merima lança à la cantonade :

- Stop ! C'est fini pour ce matin !

Christian Chéron attendait, figé mais attentif, tendu comme un chien de chasse. Sebastián redescendit pour lui parler. Gabriel devait donc les rejoindre. Il se leva avec peine, s'ébroua et descendit, manquant de trébucher dans la terre fraîchement retournée.


- Profesor, ya está. Nous avons trouvé l'entrée !


[…] Les hommes étaient rassemblés au bord du tumulus. Enfoui par des siècles de mouvements de terrain et de sédimentation, recouvert d'un maigre gazon, celui-ci ne dépassait guère la hauteur de leurs genoux. Mais on le devinait par le renflement qu'il formait et par sa surface presque parfaitement circulaire.


Un vent léger apportait un riche mélange de senteurs végétales. Mais au loin, la silhouette énorme et menaçante du tepuy s'imposait à la vue, écrasant toute une partie de l'horizon. [...]


Javier portait un appareil photo reflex dernier cri. Christian Chéron tenait l'enregistreur numérique à la main. Il le mit en marche.

"Fouilles du tumulus merima de San Lucas. Le 7 juin 2010 à midi."
 

"La partie émergée de la construction constitue une éminence circulaire arrondie. Il s'agit du toit du tumulus, qui est probablement constitué d'une... […]

Les indications qui nous ont été fournies localement nous ont permis d'atteindre directement une ancienne entrée du tumulus, elle-même obturée par des briques de forme et de dimensions différentes. Cette ouverture est un rectangle de soixante-dix centimètres sur quarante centimètres. Sa fonction ne nous apparaît pas de façon évidente. [...]

Pourquoi cette ouverture a-t-elle été initialement aménagée ? Et surtout, pourquoi a-t-on décidé par la suite de l'obturer ?"
 

L'air s'était radouci. Le vent avait recommencé à souffler et enflait par moments jusqu'à devenir presque froid. Ce rafraîchissement soudain faisait du bien à Gabriel. Les nuages s'étaient faits plus nombreux, en particulier autour du Kukenan dont ils encerclaient le sommet, lui donnant la forme d'un immense champignon gris sombre.

Christian Chéron interrogea Juan du regard. Celui-ci donna quelques instructions aux gardiens, qui allèrent chercher les quatre statues protectrices. Puis ils les plantèrent à nouveau dans la terre, cette fois au plus près des parois du tumulus. Chaque animal était tourné vers un des points cardinaux.
 

Le chaman fit au vieux chercheur un signe d'approbation.
 

Les gardiens prirent leurs marteaux et leurs burins et, avec délicatesse, brisèrent l'ouverture...

 

samedi 20 septembre 2014

Le Monde - Des chasseurs bochimans de Namibie sur les traces d'hommes préhistoriques français

Ici, un article du Monde relate une approche très originale adoptée par des archéologues français dans l'étude de traces de pas d'hommes préhistoriques : faire appel à des chasseurs de la tribu des Bochimans de Namibie, forcément experts en pistage d'animaux, pour analyser des traces vieilles de plusieurs millénaires, au coeur des Pyrénées.


Résultat : les observations des Bochimans ont démonté les interprétations habituelles des chercheurs hexagonaux.

jeudi 28 août 2014

Le récit du chaman - Au-delà des nuages, extraits #7

Résumé des épisodes précédents ;-) : les chercheurs français, arrivés à San Lucas, ont fait la connaissance de Juan, le chaman et chef du village. Gabriel croit sentir un contact psychique s'établir entre l'Indien et lui. Mathilde fait un cauchemar épouvantable - est-ce l'ambiance particulière de ce village qui agit sur les nouveaux arrivants ?

"Une semaine plus tard, les recherches du professeur Chéron avaient beaucoup avancé.


Installés devant la maison de Juan qui dominait le village et les vallées environnantes, l'ethnologue et le traducteur discutaient avec le chaman merima. Le dialogue était décontracté, comme avec un vieil ami. Un enregistreur numérique était posé sur la table. Christian Chéron posait une question ou formulait une remarque que Gabriel traduisait. Juan répondait posément. Parfois Sebastián venait en renfort, apportant des compléments à l'espagnol limité de son chef. La matinée s'écoulait ainsi. Vers onze heures, Anna, son épouse, leur apportait une assiette de galettes de maïs et un jus de fruit. Juan devait alors partir vaquer à ses occupations. Parfois les deux vieux hommes se retrouvaient à nouveau au coucher du soleil et devisaient un peu, sur un mode plus détendu et amical.


Sebastián était souvent disponible pour répondre à des questions supplémentaires. Il quittait le village dans la soirée pour aller rejoindre des amis. Juan parlait de lui avec fierté, comme d'un fils.


- C'est un vrai merima, et un vrai homme de la ville. Il respecte les coutumes et s'est lancé dans de grands projets. Il va devenir une célébrité chez les Vénézuéliens tout en aidant son peuple ! Il réconcilie les deux mondes. C'est un bon garçon.


Javier, l'archéologue et anthropologue vénézuélien de l'équipe, restait lui presque invisible. Il partait tôt le matin dans l'un des 4X4, avec des outils de mesure dernier cri. Mathilde partait avec son propre matériel, dans un véhicule séparé ; ils semblaient ne jamais parler. Généralement, elle rentrait au coucher du soleil. Le Vénézuélien revenait tard dans la nuit, sentant le rhum.


Les paroles de Juan transportaient les deux Français dans un monde de magie et d'esprits. Mais celui-ci était étroitement lié au monde terrestre.


Il leur racontait des quantités d'anecdotes, de son époque ou de celle de ses ancêtres, sur les missions du chaman dans la vie du village. Ses visites chez des villageois malades, lorsqu'il jouait le rôle du guérisseur. Ses discussions avec des hommes inquiets, dont la terre ne donnait plus, dont les volailles étaient malades ou dont la femme avait perdu le moral et l'énergie.



C'étaient aussi les assemblées où il rendait la justice et celles où il mettait en garde ses concitoyens contre des dangers à venir : la tempête, la maladie, les chercheurs d'or misérables et hagards au coup de fusil facile. En effet, le monde extérieur, celui des « étrangers », des hommes « de la ville », était partout autour d'eux.


Parfois, ces réunions devenaient de complexes débats philosophiques, où il devait arbitrer entre le recours aux outils de la modernité et la sauvegarde des traditions. Ainsi, ils étaient familiers de l'argent liquide, mais n'étaient jamais allés en ville ouvrir un compte en banque. Mais récemment, ils avaient dû s'y résoudre : un jeune paysan du village avait été dépossédé par une entreprise d'élevage bovin, dont il utilisait des friches depuis des années sans savoir qu'elles appartenaient à celle-ci. Les villageois avaient formé une association pour défendre les droits de l'homme et lever les fonds nécessaires au rachat du lopin de terre.


Juan décrivait les rites sacrés qu'il administrait en collectivité et ceux, étranges et occultes, qu'il devait accomplir dans l'isolement de son refuge, une petite cabane située en retrait du village. Dans ces moments, il rencontrait les esprits. Des face-à-face terrifiants, solitaires, mais indispensables. De ces moments-là, il parlait aux deux Français à voix basse. [...]"

vendredi 22 août 2014

Un nouveau projet d'écriture à partager avec vous... #1

2 mai 2047

(Voici les premières pages d'un nouveau projet d'écriture... Nouvelle, roman, je n'ai pas encore déterminé son format. Nous sommes dans de l'anticipation et du fantastique - je vous laisse découvrir sous quelle forme.
Votre aide me sera précieuse : n'hésitez pas à me faire part, dans vos commentaires, de vos questions sur des points à éclaircir ou, plus amusant, de vos suggestions sur la suite à donner à cela !)



Le béton brut gardait toujours sa teinte terne et sale. Mais en fin d'après-midi il rayonnait de chaleur. C'était pénible. La seule solution qu'il avait trouvée était de se laisser somnoler et de garder la tête à l'ombre de la haie.

Des langues d'air sec et étouffant roulaient vers lui comme s'il se trouvait devant un four entrouvert. De l'autre côté du terrain de basket, l'air tremblotait, troublant légèrement sa vision des immeubles plantés sous un ciel d'un bleu accablant.

A côté de lui, Cheick était absorbé dans la manipulation de son téléphone. Il se demandait ce qui lui prenait tant de temps et pourquoi il adoptait cet air froid et ennuyé. Cette année, à chaque fois qu'ils sortaient ensemble son frère changeait d'attitude. Il lui répondait par grognements ou pas du tout. Sa façon de s'adresser aux autres, en particulier aux grandes personnes dans les magasins, le surprenait parfois. A la boulangerie du petit centre commercial, la même depuis toujours, il ne disait plus bonjour à madame Tazi ou le laissait même y entrer tout seul.

Pour l'heure, Ismaël pensait surtout au téléphone. Si son grand frère le lâchait quelques instants et s'il arrivait à le lui demander – de la bonne façon, pas comme un bébé, sinon aucune chance – il pourrait reprendre sa partie et tenter d'atteindre le niveau 8. Le « niveau de la mort », comme ils l'appelaient, avec le boss zombie.

Avec Cheick il ne servait à rien de réclamer. Il se moquerait de lui et son téléphone dernier cri ne serait plus qu'un rêve pour le reste de la journée. Comme il ne paraissait toujours pas vouloir le poser, Ismaël décida d'aller travailler ses tirs. Il ramassa le ballon et tenta quelques lancers à une main. Mais au bout de trois, il dégoulinait de sueur. Il rejoignit son frère qui ne décollait pas ses yeux de l'écran, avec encore cette expression indifférente. Une fois à l'ombre, sa transpiration le rafraîchit quelques instants. Il se mit à penser avec délice à un jus de fruit frais. Mais cela voulait dire sa mère, ses trois sœurs et les bruits assourdissant de celles-ci. Il préférait encore rester ici. Pas trop tard, bien sûr, mais aussi tard que possible.

Une demi-heure plus tard, cinq voitures et un chien étaient passés, ainsi qu'un adolescent à vélo, au loin, qui était peut-être Amadou. Le soleil était descendu jusqu'à effleurer le toit du collège.


- Allez, on rentre, aboya simplement Cheick.

Ismaël ramassa le ballon et suivit son aîné, tentant discrètement d'imiter sa démarche. Ils croisèrent deux hommes d'une trentaine d'années, l'un en chemisette, l'autre en débardeur, leurs visages blancs rougis par la chaleur. Ils marchaient dans la direction opposée, vers le collège, le parc et la zone industrielle. Ils leur jetèrent un coup d'oeil puis les ignorèrent. Cheick baissa les yeux.

Cinq minutes plus tard, ils étaient à l'appartement. Une fois la porte fermée, son frère fit un grand sourire sincère à sa mère et l'embrassa, puis se laissa taquiner en riant par Hawa, sa grande sœur de vingt ans.

Ismaël n'y comprenait rien.









* * * * * * * * *


- Tu réalises qu'avec tes conneries on va rater l'heure de l'apéro ?


Guillaume se contenta de rigoler et de regarder le sol qui défilait sous leurs pas. C'était une vieille plaisanterie entre eux. De toute façon il avait trop chaud pour discuter. Par moments, la sensation de l'air brûlant l'étourdissait. Ils avaient marché plus d'une heure à bonne allure et la transpiration avait coulé puis séché plusieurs fois sur son visage et dans son dos. Il sentait le sel sur ses lèvres et rêva un instant d'une bière glacée.
 

- Non, tout de même... tu réalises qu'on se connaît depuis quinze ans et qu'on n'a pas loupé une seule fois l'heure de l'apéro ? reprit Cédric.

Guillaume rentra finalement dans son jeu.


- C'est quelle heure, d'ailleurs, l'heure de l'apéro ? Parce que depuis tout le temps qu'on en fait, j'ai jamais su quelle était l'heure exacte...
- Ne change pas de sujet. Ce qui est grave, c'est qu'à cause de ton histoire de carte, on risque de briser une tradition immémoriale, et là mon gars, je te jure qu'avec la bande on va t'en vouloir !


Il rit à nouveau mais ne répondit rien.


- Eh oui... monsieur veut continuer à aller en soirée alors qu'il a trente-cinq ans bien tassés, monsieur va chez des amis, monsieur picole, monsieur perd sa carte à puce et on est obligés, un, de rentrer en taxi, deux, d'héberger monsieur chez nous pour la nuit, trois, de se taper une marche sous le cagnard pour récupérer sa bagnole dans un parking fermé. Chapeau, monsieur Guillaume, chapeau !
- Ha ! Parce que tu n'as pas picolé, toi, sans doute ?
 - Je suis plus jeune !
- Oui, de combien déjà ? Six mois ?
- Six mois qui font toute la différence. Beaucoup d'études ont montré ça, à trente-cinq ans, une quantité non négligeable de synapses se détruisent spontanément. Autrement dit, tu gâtouilles prématurément, mon vieux.
- N'importe quoi...
 

Après avoir tourné derrière le collège et longé un parc verdoyant mais désert, ils avaient finalement atteint un petit square ou se dressaient trois immeubles bas. Les lieux paraissaient plus calmes qu'hier. Plus de musique, plus de voix, davantage de volets fermés. Par une fenêtre passait le murmure d'une télévision. Les deux hommes se placèrent devant le sas du n°3, bien en vue de l'oeil noir de la caméra. « Michelon, Julie, 2e étage » articula soigneusement Cédric. Un doux crépitement électronique lui répondit. L'ordinateur domotique de l'immeuble interrogeait celui de l'appartement concerné.

- Michelon Julie est absente. Nous espérons vous revoir prochainement. Bonne journée.
- Alors ça c'est la meilleure...
- Réessaie.
- …
- Michelon Julie est absente. Nous espérons vous revoir prochainement. Bonne journée.

Un silence.

- Là, ça me fait moins rire, d'un seul coup.
- Essaie les voisins.
- Quels voisins ? Tu connais leur nom ?
- Pfff... Non. Et on ne tente pas de noms au hasard, parce que si c'est pour déclencher les flashbangs, merci. Je te jure, la galère. Pourtant elle m'a dit qu'elle serait chez elle toute la journée, cette conne ! Bon, viens, on va voir s'il y a une autre entrée pour le parking.
- Vas-y, toi. Moi je vais voir s'il y a un gardien ou un voisin qui répond.

Guillaume longea l'immeuble, pour ne trouver que deux portes métalliques de secours, aveugles et sans poignées.

- Il n'y a pas d'autre entrée.
- Sans blague ?
- Bah non, je t'assure.
- Ah, merci monsieur le blaireau. Il n'y a pas d'autre entrée. Tu t'es cru dans les années 2000 ou quoi ? Bien sûr qu'il n'y a pas d'autre entrée. On aura aussi vite fait de tenter de braquer une banque que d'entrer là-dedans. Appelle Julie, après tout, elle est peut-être sortie cinq minutes.
- Je viens d'essayer aussi. Pas de réponse. Et je ne vais pas tenter trop d'appels, je n'ai plus beaucoup de batterie.

Ils s'observèrent quelques secondes. A l'ombre de l'immeuble, le visage de Cédric lui parut plus fatigué que tout à l'heure. Ses yeux lui semblaient aussi plus blancs. Il y avait quelque chose dans son regard qu'il n'arrivait pas à caractériser. Peut-être une colère retenue ou... autre chose.


- Il faut qu'on prenne une décision, là. Je te signale qu'il reste moins d'une heure avant la nuit.
- Ne t'en fais pas pour ça. Au pire, j'ai mon kinédec.
- Bon. Très bien. Tu gardes tout le temps un œil dessus. A part Julie, tu connais quelqu'un dans le coin ?... Moi non plus. Le plus près, c'est chez moi.
- Oh non... Ca veut dire tout se taper en sens inverse !
- Bah oui, mais t'en fais pas trop, déjà avec le coucher du soleil ce sera moins dur.

La perspective d'une nouvelle marche l'épuisait d'avance, mais il était résolu. Il n'y avait pas d'autre choix. Il reviendrait récupérer sa voiture demain. Cette fois, sans Cédric, car il craignait qu'après une nouvelle marche inutile son vieux camarade l'étripe. Celui-ci avait accepté de l'accompagner car il se sentait en partie responsable de son état d'alcoolémie et donc de son accident de la veille. Mais à pied, car il ne possédait plus de véhicule depuis longtemps.

Après une dernière tentative au sas d'entrée, ils firent demi-tour. La marche leur parut effectivement plus facile, car le soleil était désormais masqué par les constructions et la brise s'était levée. Lorsqu'ils atteignirent le terrain de basket, quelqu'un le quittait, faisant le tour de la haie et disparaissant silencieusement. Guillaume pensa à l'un des garçons qu'ils avaient croisés en arrivant, même s'il était tard pour que ce soit eux. Mais pas d'alarme retentissant depuis sa poche, donc pas d'inquiétude.

Un bip discret le fit fouiller dans son blouson. Peut-être était-ce enfin un message de Julie. « Batterie déchargée » lui indiqua l'écran de l'appareil.

- Plus de batterie.
- Hmm ?
- J'ai plus de batterie.
- Ah.

Ils arrivaient au croisement de l'avenue et de l'entrée d'un lotissement lorsque Cédric pensa à quelque chose.
- Ton kinédec, au fait, c'est quel modèle ? Indépendant ou combiné ?
- Non, j'ai pris le combiné. Je préfère avoir tout sur le même appareil. T'as vu, déjà que je perds mes clés, alors comme ça j'ai juste à surveiller mon...

Cédric fit les yeux ronds.
- Non. T'es pas sérieux ? Finis ta phrase. Surveiller ton quoi ?
Guillaume avala sa salive.
- … mon téléphone.

Il le ressortit prestement, pressa un bouton et examina l'écran. Là où s'affichait ordinairement un maillage circulaire, au centre duquel auraient dû se trouver deux points clignotants, montrant que le kinédec, détecteur kinétique et thermique, avait enregistré la présence de Guillaume, Cédric et personne d'autre, ne figurait qu'un écran noir, et la mention « service indisponible ».

Pendant quelques secondes, il eut la tête vide. Puis il dit simplement :

- On est dans la merde.

Son ton était plus que mal assuré. C'était un filet de voix, presque celle d'un petit garçon qui avait prononcé ces mots.

La tête leur tourna légèrement. Autour d'eux, l'espace paraissait s'être métamorphosé. Il semblait plus ouvert – trop ouvert. Les deux amis étaient à pied, seuls et dehors.
Donc exposés.

Les signes de présence humaine, que l'on ignorait habituellement comme on ignorait les poussières qui flottaient dans notre champ de vision, brillaient désormais par leur inexistence. La brise rafraîchissait trop, maintenant. Guillaume sentit un frisson le parcourir. A côté d'eux, le long du trottoir, les platanes les toisaient comme de tristes sentinelles, mornes et inutiles.

Les distances donnaient l'air d'être nettement plus longues. Il évalua mentalement : environ deux cents mètres jusqu'au rond-point. Puis cent mètres en zigzags à travers la zone piétonne. Cinq cents mètres sur la dernière avenue puis sur le pont. Enfin, une bonne centaine de mètres dans la résidence, avant d'atteindre la maison de Cédric.

C'était long. Cela semblait terriblement long. Sa tête était vide et sa bouche sèche. Mais c'était parfaitement faisable. Il suffisait de marcher. Après tout, les rues étaient désertes et il y avait déjà marché des centaines de fois.

Cinquante mètres. Cent mètres. Le rond-point. Aucune voiture, évidemment. Ils le franchirent en coupant à travers. Ils couraient, maintenant.

Ils les rencontrèrent au milieu de la zone piétonne.

Des veilleurs. Tout un groupe. Sans doute tapis dans l'obscurité des boutiques abandonnées, parmi le verre brisé, les cartons humides et les gravats. Ils jaillirent à travers les ouvertures, rapides comme des serpents à l'attaque, silencieux, hormis les petits grognements et marmonnements qui les caractérisaient.

La conscience de Guillaume se segmenta, devenant une série de flashs :

Ses joues où il enfonce les ongles devant ce qu'il voit apparaître, sa propre respiration devenue haletante et assourdissante. Cédric qui détale en courant, ses chaussures qui claquent sur le ciment, ses jambes et ses bras battant comme des pistons. Cédric, encore, traîné sur le sol, le gris de son visage, le gris de plusieurs peaux agglomérées autour de lui. Guillaume lui-même, enfin, hurlant, tenant son ventre de ses deux mains, tentant de colmater l'ouverture, hurlant si fort et se demandant qui est cet homme qui hurle et quelle chose terrible est en train de lui arriver.

Puis plus rien.


mardi 19 août 2014

Le chaman - Au-delà des nuages, extraits #6

Voilà notre équipe de chercheurs arrivée à destination, au village de San Lucas, en pleine savane du Sud-Est vénézuélien, où ils vont mener leurs travaux ethnographiques. Ils viennent de faire connaissance avec le personnage le plus important du village, Juan, le chef et chaman de la communauté (chapitre 6).

"Il y eut quelques secondes qui parurent très étranges au traducteur. Le vieux Merima regardait Christian Chéron mais Gabriel eut la certitude – il ignorait pourquoi – que c'était plutôt vers lui que son attention était tournée. Son expression amusée avait maintenant quelque chose de complice, comme s'ils partageaient tous les deux un secret. Rien sur son visage ne bougeait et ne trahissait cela.

Mais le Français devina que l'on s'adressait à lui. Cela ne passait pas par ses sens, mais plutôt par un flux d'émotions. Et ce message était quelque chose comme :
 

- Regardez...
 

- Regardez et écoutez...
 

- Regardez et écoutez car je perçois quelque chose en vous... Je perçois que vous pouvez comprendre...
 

Il sentit une tiédeur le parcourir, fourmiller en lui, comme la langue de chaleur sucrée qui descendait dans la gorge après un verre de liqueur. C'était surprenant et agréable. Mais rapidement, en éprouvant le regard du chaman, cette attention puissante, englobante et intense vrillée sur lui, Gabriel fut mal à l'aise. Comme s'il avait été exposé, mis à nu. Il tourna la tête et se déplaça sur son banc, gêné.
 

Mais l'étrange message s'atténua.
 

- Restez... Restez attentif...
 

Puis tout revint à la normale. Lorsqu'il posa les yeux sur l'Indien, ce fut pour lui trouver une expression neutre et bienveillante."


(Le Monde) Le drone, nouvel allié des archéologues au Pérou

Comme l'explique cet article, pour lutter contre l'invasion de sites archéologiques par des projets immobiliers, dans un pays en manque de parcelles constructibles et très riche en vestiges, le ministre délégué à la Culture a eu l'idée géniale de cartographier ces sites avec des drones.

Ce qui permet de faire en dix minutes le travail de plusieurs jours d'une équipe d'archéologues !

dimanche 17 août 2014

Premiers pas dans la forêt tropicale - Au-delà des nuages, extraits #5

Il nous faut ce stimulant qu'est la nature sauvage... Tout en étant avides de tout explorer et de tout apprendre, nous avons besoin que tout soit mystérieux et inexplorable, que la terre et la mer soient infiniment sauvages, inexplorées et non mesurées par l'homme car impossibles à mesurer. Nous ne nous lassons jamais de la nature. (Henry David Thoreau)


Les premiers jours de Gabriel comme assistant d'un ethnologue l'ont rapidement plongé dans un environnement inquiétant, par la lecture d'anciens récits d'explorateurs et par une découverte intrigante au sujet de son propre patron... Après avoir repris la route vers le sud, l'équipe de chercheurs fait étape à l'orée d'une forêt. C'est l'occasion pour le jeune Français de pénétrer pour la première fois dans un milieu fascinant, déstabilisant, effrayant : la jungle.

"A mesure qu'ils s'élevaient et s'éloignaient de leur point de départ, ils sentaient leur environnement changer. Des bruits nouveaux, cris d'insectes et d'oiseaux, faisaient leur apparition.

Le plus surprenant d'entre eux s'apparentait à des chants de grillons. Mais qui auraient été démultipliés, amplifiés par une caisse de résonance, celle que constituaient les parois de la forêt. Et coordonnés par un invisible chef d'orchestre. L'appel montait et descendait, montait et descendait, parfaitement synchrone : il rappelait les encouragements de supporters fanatiques dans un meeting politique ou dans un stade bondé. L'ensemble avait un effet hypnotique.
 

- Ce sont bien des grillons, traduisit Gabriel. Ils chantent continuellement dès qu'il fait suffisamment chaud. Ça les rafraîchit.
 

- On les entend tout le temps mais on ne les voit jamais. ¡Es la música de la selva! ajouta le guide.

L'air était chaud, humide et chargé de vie. Il faisait sombre. La végétation devint vite si dense qu'ils furent contraints de cheminer en file indienne. Les pieds se faisaient malhabiles, sur un sol dont on percevait mal les contours et l'épaisseur. Des racines se dressaient sans crier gare, forçant à une attention de chaque instant. L'humus épais était couvert par endroits de plaques de feuilles mortes gonflées d'eau. Il fallait parfois baisser la tête pour éviter une branche suintante d'humidité ou le nœud pendant d'une liane moussue.


Dans le capharnaüm biologique qu'était la forêt tropicale, il paraissait difficile d'accélérer le pas et encore plus de courir. Il fallait obéir aux accidents du terrain. Se faufiler avec prudence entre deux arbres, l'un s'appuyant parfois sur le tronc de l'autre comme s'il était au bord de la chute. Escalader un rocher glissant surgi de nulle part – comme une marche d'un escalier de géant – en passant momentanément à quatre pattes pour éviter la chute. Le guide était équipé d'une machette ; à chaque minute, il devait faire halte pour en frapper les branchages, les lianes et les tiges de jeunes plantes qui leur barraient la route.


La chaleur. L'humidité. La pénombre. Les sons, étranges et répétitifs. Le labyrinthe épais et éreintant qu'opposait la nature au marcheur. L'invasion de la peau, du nez et du champ de vision par une escadrille d'insectes : les nouveaux venus comprenaient que la jungle n'avait rien de commun avec les bois de leur pays natal. Aux sentiers aérés, sereins, apaisants de l'Europe tempérée se substituait un univers rude et oppressant. Ici, les humains n'étaient pas les maîtres. Tout juste des inconnus de passage, des étrangers avançant sous surveillance. Et ils n'étaient pas les bienvenus."



samedi 16 août 2014

Atterrissage, autre monde -
Au-delà des nuages, extraits #4


"L'impression de paix retrouvée était délicieuse. [...] Il aurait presque pu imaginer que l'homme assis à côté de lui était un vieil ami avec qui il s'apprêtait à aller boire une bière."


Un lieu commun de la littérature de voyage est bien entendu la description du sentiment de dépaysement. Sentiment sans lequel rien de tout cela n'aurait grand intérêt... Il existe à mon avis des centaines de façons de l'exprimer : perte de repères, sensation "d'étrangeté familière", impression de vivre un rêve éveillé, inexplicable déjà vu, etc.

Cette sensation parfois énorme, grisante, enivrante, de baigner dans un flot bouillonnant de sensations inconnues, où l'on se laisse noyer avec plaisir.

>>> Chapitre 3, nos voyageurs atterrissent à Caracas, embarquent dans un taxi vers leur hôtel. Résumé, dans les yeux de Gabriel, l'interprète.

"Entre la sortie de l'aéroport et leur chambre d'hôtel, une succession rapide de sensations et d'images fugaces les martelèrent, comme les flashs d'un stroboscope : lumière aveuglante et klaxons sur le trottoir de l'aéroport. Langue de chaleur humide qui les enveloppe. Air chargé des fragrances riches et sales des villes des tropiques. Carrosserie blanche avec bandes à damier jaune et noir des deux taxis qui s'arrêtent. Démarrage brutal. Air conditionné trop froid. Véhicules qui slaloment en se collant de près. Visages aperçus à travers les vitres de l'autobus que l'on dépasse. Impression d'être dévisagé, de ne plus être anonyme, en devenant, ici, un étranger. Concentration difficile, fatigue, saturation des sens. Panneaux publicitaires immenses. Nuque bien rasée et trempée de sueur du chauffeur, voiture qui donne l'impression de ne jamais cesser d'accélérer. Palmiers surgissant entre deux petites maisons aux murs sales. Immeubles de béton gris sale et immeubles rutilants de verre et d'acier. Embouteillage, motos qui se faufilent, péage : vitre qui s'ouvre, brève bouffée d'air humide et chaud comme l'haleine d'un gros fauve placide. Redémarrage bruyant. Piétons en masse : hommes aux vêtements clairs, femmes en débardeur, femmes en tailleur. Gardes armés à l'entrée des magasins, lunettes de soleil et fusil à pompe. Fils électriques tendus en dépit du bon sens et se multipliant avec l'avidité d'une araignée folle. Virage serré, léger ralentissement. Maisons remplaçant les immeubles. Barreaux aux fenêtres, clôtures barbelées entourant des jardins luxuriants. Nouveaux gardes, parking souterrain, ascenseur au chuintement tranquille, réceptionniste fraîche et souriante, chambre silencieuse et confortable. Sommeil de plomb."



Quelques autres lectures, pour nourrir différemment votre envie d'horizons lointains :-)
> Ebène, de Ryszard Kapuściński
> L'usage du monde, de Nicolas Bouvier
> Petit traité sur l'immensité du monde, de Sylvain Tesson (merci Alexandre)
> Là-bas si j'y suis, de Daniel Mermet (merci cette fois à Christophe)

vendredi 15 août 2014

Quelques considérations sur le chamanisme

Un goût prononcé pour tout ce qui relève du domaine spirituel (pour le dire vite), s'ajoutant à des lecture romanesques inspirantes, m'a amené à me documenter sur ce riche domaine qu'est le chamanisme.

A ce titre, je vous recommande vivement la lecture de l'article suivant (encyclopédique dans les deux sens du terme) de la version anglophone de Wikipedia.

Il sera bien sûr question d'ayahuasca, le sujet fascinant beaucoup d'Européens - on devine hélas rapidement pourquoi. Mais il serait dommage de s'arrêter à la question des plantes psychotropes, le chamanisme constituant un puits de connaissances (médicinales, zoologiques, spirituelles...), une sagesse, un élément du patrimoine culturel mondial et une religion tout à fait passionnants. Avec ceci de remarquable que l'on trouve des points communs entre les pratiques de peuples adeptes du chamanisme vivant en des régions du monde diamétralement opposées.

Une autre lecture qui s'impose à ceux que le domaine intéresse est celle d'ouvrages du célèbre Carlos Castaneda, chercheur en anthropologie, parti dans les années 1960 au Mexique pour subir l'initiation d'un chaman yaqui. Ses ouvrages ont connu un grand succès. Je vous conseillerai Voir - Les enseignements d'un sorcier yaqui (1971).

Au-delà des nuages, extraits #3


Je reviens maintenant à la présentation de mon roman. Pendant le vol vers Caracas, l'ethnologue Christian Chéron donne à son nouveau larbin un aperçu de son champ de recherches, le chamanisme et la divination :

"J'en viens enfin au troisième exemple : les visions. Au cours de sa vie, le chaman est amené à demander aux esprits leur conseil face à certaines décisions cruciales.


Par des procédés variés – tous passionnants, notez bien – il se place dans un état de transe, entre dans une antichambre du monde des esprits, dialogue avec grande prudence avec ces derniers et revient de son périple, porteur d'une vision de première qualité qu'il relate à la tribu.

Chez les Yonagunis, l'antichambre est décrite dans les visions comme un petit lac circulaire. Lorsque les grands ancêtres se manifestent, un tourbillon se forme au centre du lac, d'où remonte une créature marine qui parle au chaman avec des tintements de cloche.

Les Oroqens, eux, voient une immense steppe, plongée dans une obscurité semblable à celle qui précéderait un grand orage. Au-dessus du chaman, un nuage également circulaire, qui s'ouvre par le milieu, relâchant un éclair qui le transperce en lui transmettant la connaissance.

Pour finir, chez nos amis les Merimas, la cérémonie se déroule de nuit et le chaman, accompagné par les battements des tambours de ses assistants, s'y voit flottant paisiblement devant le disque lunaire. Puis la vision se manifeste, d'une manière toujours terrifiante. (...) Si bien que c'est toujours lorsque le prêtre se sent pris de torpeur et croit que la transe va se dissiper, qu'un immense serpent surgit d'un cratère de la lune, enserre son corps dans ses anneaux et le scrute avec colère et appétit, le menaçant de lui extraire le foie et le cœur de ses crocs venimeux. Ensuite, lorsque le serpent-esprit a reconnu les intentions du chaman, il relâche son étreinte et lui parle avec douceur..."

jeudi 14 août 2014

Au-delà des nuages, extraits #2

"EMP Interprètes, n°1 européen de l'interprétariat, recherche un traducteur français-espagnol-portugais. Il est déconseillé au postulant d'avoir des attaches familiales."

 

Quelques jours après avoir répondu à une annonce quelque peu laconique, Gabriel Janssen est recruté comme traducteur de l'ethnologue renommé Christian Chéron, aussi érudit que dur de caractère...

"- Venezuela, Brésil... eh bien. Je n'ai jamais... Je serai ravi de voyager autant.

- Tant mieux. Pour ma part, ce voyage me rend anxieux, car il s'est décidé dans l'urgence et je n'aime pas ça. Mes collaborateurs sont loin d'être aussi « adaptables » que vous, dit-il avec un petit rire. J'ai dû chercher des remplaçants pour plusieurs d'entre eux et je n'ai pas encore trouvé. Si bien que votre rôle auprès de moi sera plus que celui d'un interprète. Pour être clair, nous partons mener des travaux d'anthropologie. Autrement dit, vous allez fouiller de la terre rouge détrempée et vous faire assaillir d'insectes, interviewer avec moi des Indiens alcooliques, analyser tout cela dans les bureaux inconfortables d'un laboratoire, en buvant du mauvais café et en supportant les manies professionnelles de chercheurs locaux pantouflards et pédants.

- Jusqu'ici, c'est un programme qui fait rêver !"

"Au-delà des nuages", extraits #1

"Cette histoire est la mienne. Je vais vous raconter comment j'ai failli mourir."

 

Je souhaite présenter ici quelques extraits de mon premier roman, Au-delà des nuages, paru à l'été 2013 (publié chez ILV Edition / Réverbère). Roman de voyage et d'aventure, imprégné de fantastique et chamanisme, il amène Gabriel Janssen, jeune traducteur parti dans un village amérindien de la savane vénézuélienne jusqu'aux limites de son être...




En voici le prologue (dans son intégralité) :-)

"La lueur verte caresse les doigts de ma main gauche posés sur la plaque transparente du scanner. Le garde frontière pianote quelques minutes puis me tend le passeport d'un air distrait. J'avance et marche vers de grandes baies vitrées inondées de soleil, pour me dégourdir les jambes autant que possible avant un vol de onze heures.

Une fillette passe rapidement devant moi en chantonnant, comptant les sièges en donnant une tape sur chacun. Sa mère la suit, le téléphone à l'oreille et le regard dans le vague.

Dans les mémoires de plusieurs ordinateurs des services de police, mes empreintes digitales viennent d'être stockées. Semblables à des quantités d'autres, aussi discrètes et insignifiantes qu'une fourmi cheminant parmi ses milliers de congénères.
 
La machine informatique et administrative de cet aéroport sud-américain m'a donc catalogué comme un être humain à part entière. Avec pour signes distinctifs, un prénom et un nom imprimés à côté d'une photo : Gabriel Janssen. Une date : le 13 mars 1981. Une taille : un mètre soixante-dix-huit. Des yeux marron. Une adresse en France. Une suite de chiffres et de lettres. Et ce subtil entrelacs de courbes gravé par la nature dans le bout de mes doigts.
 
Mais peut-on réduire à cela mon identité ?
 
Qu'est-ce qui, là-dedans, a aidé ce policier de l'aéroport de Caracas à établir mon profil ? A savoir quelle sorte de vie je mène. Si je respecte les lois ou me sens au-dessus d'elles. Si les notions de bien et de mal me sont évidentes ou si je me comporte d'une manière totalement amorale.
 
Ce système nous catalogue dans le but de mieux nous cerner. En réalité, il nous rend tous égaux et anonymes. Quel ennui...
 
Les données inscrites sur ce passeport ne permettent en rien de connaître les goûts, les désirs, les rêves et les amours qui ont alimenté la vie passée de Gabriel Janssen. Quelles images, quelles odeurs, quels paysages, quelles musiques et quelles voix m'ont ému et façonné.
 
Bien plus important, évidemment : rien sur ce document ne permet à la machine de surveillance de déterminer si elle doit braquer sur moi son projecteur.
 
Après tout, la mission de cet homme en uniforme est de protéger la société. De quoi doit-il se préoccuper en priorité : de savoir si le dernier numéro de mon passeport est un sept ou un huit ? Ou plutôt si je suis capable d'entrer dans les toilettes de l'aéroport et d'étrangler un inconnu avec ma ceinture, avant d'aller prendre l'avion, le visage imperturbable ? Comme dans ce fait divers évoqué hier matin par le Courrier de Caracas.
 
L'idée me fait rire, alors que je fais la queue avec la carte d'embarquement dans une main, la mallette dans l'autre, la veste posée sur le bras. Tout ce système est absurde.
 
Mais peu importe. Aujourd'hui je quitte le Venezuela. J'aborde l'étape suivante de mon voyage et je m'en réjouis. Ce sera l'étape décisive, libératrice.
 
Cette histoire est la mienne. Je vais vous raconter comment j'ai failli mourir."