vendredi 22 août 2014

Un nouveau projet d'écriture à partager avec vous... #1

2 mai 2047

(Voici les premières pages d'un nouveau projet d'écriture... Nouvelle, roman, je n'ai pas encore déterminé son format. Nous sommes dans de l'anticipation et du fantastique - je vous laisse découvrir sous quelle forme.
Votre aide me sera précieuse : n'hésitez pas à me faire part, dans vos commentaires, de vos questions sur des points à éclaircir ou, plus amusant, de vos suggestions sur la suite à donner à cela !)



Le béton brut gardait toujours sa teinte terne et sale. Mais en fin d'après-midi il rayonnait de chaleur. C'était pénible. La seule solution qu'il avait trouvée était de se laisser somnoler et de garder la tête à l'ombre de la haie.

Des langues d'air sec et étouffant roulaient vers lui comme s'il se trouvait devant un four entrouvert. De l'autre côté du terrain de basket, l'air tremblotait, troublant légèrement sa vision des immeubles plantés sous un ciel d'un bleu accablant.

A côté de lui, Cheick était absorbé dans la manipulation de son téléphone. Il se demandait ce qui lui prenait tant de temps et pourquoi il adoptait cet air froid et ennuyé. Cette année, à chaque fois qu'ils sortaient ensemble son frère changeait d'attitude. Il lui répondait par grognements ou pas du tout. Sa façon de s'adresser aux autres, en particulier aux grandes personnes dans les magasins, le surprenait parfois. A la boulangerie du petit centre commercial, la même depuis toujours, il ne disait plus bonjour à madame Tazi ou le laissait même y entrer tout seul.

Pour l'heure, Ismaël pensait surtout au téléphone. Si son grand frère le lâchait quelques instants et s'il arrivait à le lui demander – de la bonne façon, pas comme un bébé, sinon aucune chance – il pourrait reprendre sa partie et tenter d'atteindre le niveau 8. Le « niveau de la mort », comme ils l'appelaient, avec le boss zombie.

Avec Cheick il ne servait à rien de réclamer. Il se moquerait de lui et son téléphone dernier cri ne serait plus qu'un rêve pour le reste de la journée. Comme il ne paraissait toujours pas vouloir le poser, Ismaël décida d'aller travailler ses tirs. Il ramassa le ballon et tenta quelques lancers à une main. Mais au bout de trois, il dégoulinait de sueur. Il rejoignit son frère qui ne décollait pas ses yeux de l'écran, avec encore cette expression indifférente. Une fois à l'ombre, sa transpiration le rafraîchit quelques instants. Il se mit à penser avec délice à un jus de fruit frais. Mais cela voulait dire sa mère, ses trois sœurs et les bruits assourdissant de celles-ci. Il préférait encore rester ici. Pas trop tard, bien sûr, mais aussi tard que possible.

Une demi-heure plus tard, cinq voitures et un chien étaient passés, ainsi qu'un adolescent à vélo, au loin, qui était peut-être Amadou. Le soleil était descendu jusqu'à effleurer le toit du collège.


- Allez, on rentre, aboya simplement Cheick.

Ismaël ramassa le ballon et suivit son aîné, tentant discrètement d'imiter sa démarche. Ils croisèrent deux hommes d'une trentaine d'années, l'un en chemisette, l'autre en débardeur, leurs visages blancs rougis par la chaleur. Ils marchaient dans la direction opposée, vers le collège, le parc et la zone industrielle. Ils leur jetèrent un coup d'oeil puis les ignorèrent. Cheick baissa les yeux.

Cinq minutes plus tard, ils étaient à l'appartement. Une fois la porte fermée, son frère fit un grand sourire sincère à sa mère et l'embrassa, puis se laissa taquiner en riant par Hawa, sa grande sœur de vingt ans.

Ismaël n'y comprenait rien.









* * * * * * * * *


- Tu réalises qu'avec tes conneries on va rater l'heure de l'apéro ?


Guillaume se contenta de rigoler et de regarder le sol qui défilait sous leurs pas. C'était une vieille plaisanterie entre eux. De toute façon il avait trop chaud pour discuter. Par moments, la sensation de l'air brûlant l'étourdissait. Ils avaient marché plus d'une heure à bonne allure et la transpiration avait coulé puis séché plusieurs fois sur son visage et dans son dos. Il sentait le sel sur ses lèvres et rêva un instant d'une bière glacée.
 

- Non, tout de même... tu réalises qu'on se connaît depuis quinze ans et qu'on n'a pas loupé une seule fois l'heure de l'apéro ? reprit Cédric.

Guillaume rentra finalement dans son jeu.


- C'est quelle heure, d'ailleurs, l'heure de l'apéro ? Parce que depuis tout le temps qu'on en fait, j'ai jamais su quelle était l'heure exacte...
- Ne change pas de sujet. Ce qui est grave, c'est qu'à cause de ton histoire de carte, on risque de briser une tradition immémoriale, et là mon gars, je te jure qu'avec la bande on va t'en vouloir !


Il rit à nouveau mais ne répondit rien.


- Eh oui... monsieur veut continuer à aller en soirée alors qu'il a trente-cinq ans bien tassés, monsieur va chez des amis, monsieur picole, monsieur perd sa carte à puce et on est obligés, un, de rentrer en taxi, deux, d'héberger monsieur chez nous pour la nuit, trois, de se taper une marche sous le cagnard pour récupérer sa bagnole dans un parking fermé. Chapeau, monsieur Guillaume, chapeau !
- Ha ! Parce que tu n'as pas picolé, toi, sans doute ?
 - Je suis plus jeune !
- Oui, de combien déjà ? Six mois ?
- Six mois qui font toute la différence. Beaucoup d'études ont montré ça, à trente-cinq ans, une quantité non négligeable de synapses se détruisent spontanément. Autrement dit, tu gâtouilles prématurément, mon vieux.
- N'importe quoi...
 

Après avoir tourné derrière le collège et longé un parc verdoyant mais désert, ils avaient finalement atteint un petit square ou se dressaient trois immeubles bas. Les lieux paraissaient plus calmes qu'hier. Plus de musique, plus de voix, davantage de volets fermés. Par une fenêtre passait le murmure d'une télévision. Les deux hommes se placèrent devant le sas du n°3, bien en vue de l'oeil noir de la caméra. « Michelon, Julie, 2e étage » articula soigneusement Cédric. Un doux crépitement électronique lui répondit. L'ordinateur domotique de l'immeuble interrogeait celui de l'appartement concerné.

- Michelon Julie est absente. Nous espérons vous revoir prochainement. Bonne journée.
- Alors ça c'est la meilleure...
- Réessaie.
- …
- Michelon Julie est absente. Nous espérons vous revoir prochainement. Bonne journée.

Un silence.

- Là, ça me fait moins rire, d'un seul coup.
- Essaie les voisins.
- Quels voisins ? Tu connais leur nom ?
- Pfff... Non. Et on ne tente pas de noms au hasard, parce que si c'est pour déclencher les flashbangs, merci. Je te jure, la galère. Pourtant elle m'a dit qu'elle serait chez elle toute la journée, cette conne ! Bon, viens, on va voir s'il y a une autre entrée pour le parking.
- Vas-y, toi. Moi je vais voir s'il y a un gardien ou un voisin qui répond.

Guillaume longea l'immeuble, pour ne trouver que deux portes métalliques de secours, aveugles et sans poignées.

- Il n'y a pas d'autre entrée.
- Sans blague ?
- Bah non, je t'assure.
- Ah, merci monsieur le blaireau. Il n'y a pas d'autre entrée. Tu t'es cru dans les années 2000 ou quoi ? Bien sûr qu'il n'y a pas d'autre entrée. On aura aussi vite fait de tenter de braquer une banque que d'entrer là-dedans. Appelle Julie, après tout, elle est peut-être sortie cinq minutes.
- Je viens d'essayer aussi. Pas de réponse. Et je ne vais pas tenter trop d'appels, je n'ai plus beaucoup de batterie.

Ils s'observèrent quelques secondes. A l'ombre de l'immeuble, le visage de Cédric lui parut plus fatigué que tout à l'heure. Ses yeux lui semblaient aussi plus blancs. Il y avait quelque chose dans son regard qu'il n'arrivait pas à caractériser. Peut-être une colère retenue ou... autre chose.


- Il faut qu'on prenne une décision, là. Je te signale qu'il reste moins d'une heure avant la nuit.
- Ne t'en fais pas pour ça. Au pire, j'ai mon kinédec.
- Bon. Très bien. Tu gardes tout le temps un œil dessus. A part Julie, tu connais quelqu'un dans le coin ?... Moi non plus. Le plus près, c'est chez moi.
- Oh non... Ca veut dire tout se taper en sens inverse !
- Bah oui, mais t'en fais pas trop, déjà avec le coucher du soleil ce sera moins dur.

La perspective d'une nouvelle marche l'épuisait d'avance, mais il était résolu. Il n'y avait pas d'autre choix. Il reviendrait récupérer sa voiture demain. Cette fois, sans Cédric, car il craignait qu'après une nouvelle marche inutile son vieux camarade l'étripe. Celui-ci avait accepté de l'accompagner car il se sentait en partie responsable de son état d'alcoolémie et donc de son accident de la veille. Mais à pied, car il ne possédait plus de véhicule depuis longtemps.

Après une dernière tentative au sas d'entrée, ils firent demi-tour. La marche leur parut effectivement plus facile, car le soleil était désormais masqué par les constructions et la brise s'était levée. Lorsqu'ils atteignirent le terrain de basket, quelqu'un le quittait, faisant le tour de la haie et disparaissant silencieusement. Guillaume pensa à l'un des garçons qu'ils avaient croisés en arrivant, même s'il était tard pour que ce soit eux. Mais pas d'alarme retentissant depuis sa poche, donc pas d'inquiétude.

Un bip discret le fit fouiller dans son blouson. Peut-être était-ce enfin un message de Julie. « Batterie déchargée » lui indiqua l'écran de l'appareil.

- Plus de batterie.
- Hmm ?
- J'ai plus de batterie.
- Ah.

Ils arrivaient au croisement de l'avenue et de l'entrée d'un lotissement lorsque Cédric pensa à quelque chose.
- Ton kinédec, au fait, c'est quel modèle ? Indépendant ou combiné ?
- Non, j'ai pris le combiné. Je préfère avoir tout sur le même appareil. T'as vu, déjà que je perds mes clés, alors comme ça j'ai juste à surveiller mon...

Cédric fit les yeux ronds.
- Non. T'es pas sérieux ? Finis ta phrase. Surveiller ton quoi ?
Guillaume avala sa salive.
- … mon téléphone.

Il le ressortit prestement, pressa un bouton et examina l'écran. Là où s'affichait ordinairement un maillage circulaire, au centre duquel auraient dû se trouver deux points clignotants, montrant que le kinédec, détecteur kinétique et thermique, avait enregistré la présence de Guillaume, Cédric et personne d'autre, ne figurait qu'un écran noir, et la mention « service indisponible ».

Pendant quelques secondes, il eut la tête vide. Puis il dit simplement :

- On est dans la merde.

Son ton était plus que mal assuré. C'était un filet de voix, presque celle d'un petit garçon qui avait prononcé ces mots.

La tête leur tourna légèrement. Autour d'eux, l'espace paraissait s'être métamorphosé. Il semblait plus ouvert – trop ouvert. Les deux amis étaient à pied, seuls et dehors.
Donc exposés.

Les signes de présence humaine, que l'on ignorait habituellement comme on ignorait les poussières qui flottaient dans notre champ de vision, brillaient désormais par leur inexistence. La brise rafraîchissait trop, maintenant. Guillaume sentit un frisson le parcourir. A côté d'eux, le long du trottoir, les platanes les toisaient comme de tristes sentinelles, mornes et inutiles.

Les distances donnaient l'air d'être nettement plus longues. Il évalua mentalement : environ deux cents mètres jusqu'au rond-point. Puis cent mètres en zigzags à travers la zone piétonne. Cinq cents mètres sur la dernière avenue puis sur le pont. Enfin, une bonne centaine de mètres dans la résidence, avant d'atteindre la maison de Cédric.

C'était long. Cela semblait terriblement long. Sa tête était vide et sa bouche sèche. Mais c'était parfaitement faisable. Il suffisait de marcher. Après tout, les rues étaient désertes et il y avait déjà marché des centaines de fois.

Cinquante mètres. Cent mètres. Le rond-point. Aucune voiture, évidemment. Ils le franchirent en coupant à travers. Ils couraient, maintenant.

Ils les rencontrèrent au milieu de la zone piétonne.

Des veilleurs. Tout un groupe. Sans doute tapis dans l'obscurité des boutiques abandonnées, parmi le verre brisé, les cartons humides et les gravats. Ils jaillirent à travers les ouvertures, rapides comme des serpents à l'attaque, silencieux, hormis les petits grognements et marmonnements qui les caractérisaient.

La conscience de Guillaume se segmenta, devenant une série de flashs :

Ses joues où il enfonce les ongles devant ce qu'il voit apparaître, sa propre respiration devenue haletante et assourdissante. Cédric qui détale en courant, ses chaussures qui claquent sur le ciment, ses jambes et ses bras battant comme des pistons. Cédric, encore, traîné sur le sol, le gris de son visage, le gris de plusieurs peaux agglomérées autour de lui. Guillaume lui-même, enfin, hurlant, tenant son ventre de ses deux mains, tentant de colmater l'ouverture, hurlant si fort et se demandant qui est cet homme qui hurle et quelle chose terrible est en train de lui arriver.

Puis plus rien.


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