lundi 14 novembre 2016

Le photographe #6 : Réfugiés

Le camp de réfugiés d'[...]. Six mille personnes sur un terrain prévu pour deux à trois mille. Un patchwork de préfabriqués, de tentes et de sentiers de poussière brune, ceint d'une clôture barbelée. L'emplacement était autrefois celui d'un camp militaire, démoli à la chute du rideau de fer dans les années 1990. Proche de la frontière, desservi par une série d'anciennes routes de surveillance, entouré de champs, il présentait l'intérêt d'être à la fois accessible et discret.

Le chauffeur trouva une place à l'ombre d'un bouquet d'arbres, je descendis et m'approchai du baraquement temporaire où poireautaient cinq ou six soldats. La carte de presse les rassura, ils me laissèrent passer à condition de rester à une distance raisonnable du grillage. Puis ils me jetèrent à peine un regard, peu gênés par ma présence. Au contraire : prenez des photos, parlez d'eux, faites en sorte que ça bouge.

Je les comprenais : la Grèce, parent mythique mais parent pauvre de l'Europe, recevait en plein visage les vagues de réfugiés [...], pendant que les grandes puissances de l'Ouest du continent contemplaient le bout de leurs chaussures. Des centaines, puis des milliers de familles, miséreux ou citoyens aisés dépouillés par la guerre, par les bombes d'Assad et les massacres de l’État islamique. Une guerre voulue par les grands de ce monde, à des milliers de kilomètres des préoccupations de l’État hellénique déjà gravement paupérisé, dont il devait aujourd'hui essuyer les assauts collatéraux.

J'étais maintenant à quelques pas de la clôture haute de trois mètres. L'ensemble pouvait évoquer un chantier de construction à l'arrêt, avec ses baraquements, ses chemins ne menant nulle part et ses ouvriers désœuvrés, assis n'importe où.

[...] Et le silence.

L'immobilité totale. La sensation d'attente. Une attente au-delà du cours normal du temps. Plutôt une sorte d'hypnose collective, dans laquelle l'écoulement des choses, des événements, le mouvement naturel des hommes s'était interrompu. L'impression qu'en contemplant ces visages – que je photographiais à tour de rôle, en saluant d'un signe de tête ici, d'un salam aleikum là-bas – j'allais m'engluer dans une toile épaisse de vacuité.

Seuls étrangers à cette fixité presque complète, les bébés, qui hurlaient. Appels primaux déchirants. Petits cris terribles, de faim, de peur, de soif, d'inconfort, qui résonnaient dans le vide comme la sonnerie d'un téléphone oublié au fond des bureaux d'une administration publique.

Mais les sons, aussi intenses fussent-ils, ne pouvaient pas être captés par mon appareil. Aussi je tentai de saisir cette sensation d'une masse épuisée et d'individus lâchés hors du temps. Les visages vides et figés, vivants seulement par la respiration et le clignement des paupières. Sur ces visages, mettre en valeur et en lumière, dans quelques mégabits de données, les indices d'un caractère et d'une vie passée. Une vie passée qui avait été balayée en quelques semaines, sans que ces malheureux aient le temps de réaliser ce qui leur était arrivé.

Camp de réfugiés du Darfour, au Tchad

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