Le camp de réfugiés d'[...]. Six mille
personnes sur un terrain prévu pour deux à trois mille. Un
patchwork de préfabriqués, de tentes et de sentiers de poussière
brune, ceint d'une clôture barbelée. L'emplacement était autrefois
celui d'un camp militaire, démoli à la chute du rideau de fer dans
les années 1990. Proche de la frontière, desservi par une série
d'anciennes routes de surveillance, entouré de champs, il présentait
l'intérêt d'être à la fois accessible et discret.
Le chauffeur trouva une place à l'ombre d'un
bouquet d'arbres, je descendis et m'approchai du baraquement
temporaire où poireautaient cinq ou six soldats. La carte de presse
les rassura, ils me laissèrent passer à condition de rester à une
distance raisonnable du grillage. Puis ils me jetèrent à peine un
regard, peu gênés par ma présence. Au contraire : prenez des
photos, parlez d'eux, faites en sorte que ça bouge.
Je les comprenais : la Grèce, parent
mythique mais parent pauvre de l'Europe, recevait en plein visage les
vagues de réfugiés [...], pendant que les grandes
puissances de l'Ouest du continent contemplaient le bout de leurs
chaussures. Des centaines, puis des milliers de familles, miséreux
ou citoyens aisés dépouillés par la guerre, par les bombes d'Assad
et les massacres de l’État islamique. Une guerre voulue par les
grands de ce monde, à des milliers de kilomètres des préoccupations
de l’État hellénique déjà gravement paupérisé, dont il devait
aujourd'hui essuyer les assauts collatéraux.
J'étais maintenant à quelques pas de la clôture
haute de trois mètres. L'ensemble pouvait évoquer un chantier de
construction à l'arrêt, avec ses baraquements, ses chemins ne
menant nulle part et ses ouvriers désœuvrés, assis n'importe où.
[...] Et le silence.
L'immobilité totale. La sensation d'attente. Une
attente au-delà du cours normal du temps. Plutôt une sorte
d'hypnose collective, dans laquelle l'écoulement des choses, des
événements, le mouvement naturel des hommes s'était interrompu.
L'impression qu'en contemplant ces visages – que je photographiais
à tour de rôle, en saluant d'un signe de tête ici, d'un salam
aleikum là-bas – j'allais m'engluer dans une toile épaisse de
vacuité.
Seuls étrangers à cette fixité presque
complète, les bébés, qui hurlaient. Appels primaux déchirants.
Petits cris terribles, de faim, de peur, de soif, d'inconfort, qui
résonnaient dans le vide comme la sonnerie d'un téléphone oublié
au fond des bureaux d'une administration publique.
Mais les sons, aussi intenses fussent-ils, ne
pouvaient pas être captés par mon appareil. Aussi je tentai de
saisir cette sensation d'une masse épuisée et d'individus lâchés
hors du temps. Les visages vides et figés, vivants seulement par la
respiration et le clignement des paupières. Sur ces visages, mettre
en valeur et en lumière, dans quelques mégabits de données, les
indices d'un caractère et d'une vie passée. Une vie passée qui
avait été balayée en quelques semaines, sans que ces malheureux
aient le temps de réaliser ce qui leur était arrivé.
Camp de réfugiés du Darfour, au Tchad